L'évolution de mon 3e hémisphère de cerveau ces 10 dernières années : prise de notes, merdification d'Evernote, et cheminement vers des alternatives libres
Récemment, inspiré par des échanges sur Mastodon je me suis réposé des questions sur mon système de prise de notes. J'ai réalisé à quel point mon rapport aux outils qui m'aident à structurer ma pensée avait forgé mon approche du numérique. Ma défense des logiciels libres et ouverts, l'interopérabilité, mon intérêt pour l'autohébergement et mes compétences d'administration de serveur linux : tout vient plus ou moins de là. Je vous raconte.
Il y a 13 ans, en mars 2012 je suis étudiant, j'ai la vingtaine, et j'ai mon premier smartphone. À ce moment, malgré un début d'affinité curieuse pour les logiciels libres, je suis assez peu sensibilisé au sujet de la dépendance aux géants du numérique et à leur prédation systématique de nos données. L'essentiel de mes documents écrits importants résident alors dans des fichiers .doc ou .odt synchronisés dans ma Dropbox. Pour les projets d'étude on utilise quasi tous les jours Google Drive. J'utilise Gmail pour mes échanges, je suis plus actif sur Facebook et Twitter que sur mon propre blog. Bref, les années 2010.
Je ne sais plus comment j'en entends parler mais je suis assez conquis en découvrant Evernote, une startup américaine qui propose un service avec une offre gratuite qui rassemble un éditeur de texte pour écrire des notes et pour archiver des pages web, et un système pour connecter entre eux ces documents, et les synchroniser pour y accéder depuis plusieurs appareils. L'outil est sympa esthétiquement, fluide, a une appli mobile, et je peux accéder à mes notes depuis n'importe quel navigateur. Je suis fan.
À partir de là je commence à utiliser Evernote pendant des années pour absolument tout : prise de notes perso, d'études ou pro, brouillons d'articles, de mails, de lettres, travaux d'études et notes de réunions de travail, poèmes, journal de rêves et aussi sauvegardes d'articles et de bons liens… J'élabore même une automatisation de ma veille (surtout professionelle et technique) qui combine mon navigateur, mon lecteur de flux RSS, l'application Pocket et Evernote pour sauvegarder les articles les plus intéressants que je lis et les partager. À l'époque je ne connais pas vraiment archive.org et utilise peu ou mal les signets de mon navigateur.
Au fil des années j'ai accumulé environ de 800 notes perso et 500 articles, pages ou ressources "webclippées" (sauvegardées) dans mon compte Evernote.
En 2015, ma vie numérique prend un tournant : mon vieil ordinateur portable commence à montrer ses limites après 5 ans d'usage intensif quotidien et pour allonger sa durée de vie je décide d'installer Linux (distribution allégée Lubuntu) en plus de Windows. Je connaissais déjà Linux mais pour la première fois je l'adopte pour un usage quotidien. Cette année-là j'achète aussi un nouveau PC portable et je fais aussi de Linux le système principal sur celui-ci. Enfin, la même année, je change de smartphone.
Autre changement, je me lance dans plusieurs mois d'auto formation : entres autres choses, je suis à la recherche d'un système plus léger que Wordpress (le logiciel de gestion de contenus qui fait fonctionner mon premier blog) pour créer mon site pro. Je découvre le format Markdown et m'intéresse aux générateurs de sites statiques, plus spécifiquement à Jekyll. Je prends petit à petit l'habitude d'écrire mes brouillons dans ce nouveau format et installe un plugin qui me permettait d'écrire mes billets en markdown sur Wordpress. J'apprécie la simplicité et l'élégance de ce système.
Le markdown est une syntaxe très très simple qui permet de "coder" de la mise en page de base d'un texte plutôt que d'utiliser du HTML. Cela permet de mettre du texte en gras, italique, créer un lien hypertexte ou mettre en forme des titres et sous-titres, uniquement avec du texte et des caractères typographiques comme *un mot en italique*
ou quand je fais [un lien vers un article](example.com/article)
et donc sans dépendre d'un logiciel pour gérer cette mise en page comme Word or LibreOffice... ou Evernote.
Je me frotte alors à deux limites simultanées : Evernote n'a pas de logiciel client facile à installer sur Linux et ne semble pas décidé à en proposer un, et Evernote n'accepte pas le langage Markdown pour mettre en structure le contenu des notes, malgré des plaintes sur les forums de l'entreprise pendant des mois.
Par ailleurs, et je ne le comprendrai que bien plus tard, Evernote amorçait sa phase de merdification (enshitification) : après avoir vécu à crédit sur l'argent de ses investisseurs et malgré une valeur (théorique) d'1 milliard de dollars, l'entreprise ne satisfait pas ses investisseurs sur le plan financier. Il faut donc monétiser davantage de pans de l'application pour tirer profit des 150 millions d'utilisateurs. Evernote commence notamment à limiter le nombre maximum d'appareils qui peuvent synchroniser un compte, et vire du personnel.
Le logiciel et l'interface web subissent aussi une refonte complète : super trendy mais aussi super gourmande en performances… même sur mes appareils plutôt neuf, ça rame. Je prends conscience de l’obsolescence logicielle qui nous force dans une boucle de remplacement constant de nos terminaux, motivée par une course à "l'innovation" des startups (américaines) au détriment des besoins réels des utilisateurs.
Les deux lacunes citées plus haut me découragent de passer sur un compte premium. En plus, déjà à l'époque, je fuyais comme la peste le principe des logiciels sur abonnements. Et c'est toujours le cas d'ailleurs : la transformation de tous les produits de notre vie en services sur abonnements ferait un très bon sujet pour un autre article.
Mais ce n'est pas tout.
Il faut aussi garder deux événements en tête qui constituent le contexte politique de l'époque sur la question des données personnelles : entre 2013 et 2014 on parle énormément du scandale de la surveillance générale opérée par la NSA sur les citoyens du monde entier, révélé par Edward Snowden à partir de juin 2013 dans le journal The Guardian1. Puis en 2015, à la suite des différents attentats qui touchent la France, le gouvernement français en profite pour promulguer une série de lois sécuritaires, notamment le Projet de Loi Renseignement qui vient légaliser des pratiques de surveillances très intrusives jusque-là illégales2.
Si j'étais déjà alerté et sensible à ces sujets depuis longtemps, je n'avais pas encore pris conscience, je crois, de la globalité du problème et de ses enjeux complets. Mais cela va très rapidement changer.
Dans ces années-là l'adage "si c'est gratuit, c'est toi/vous le produit" a déjà quelques années sur le net mais prend vraiment fortement son envol dans la popculture. Le sujet est par exemple abordé par John Green des vlogbrothers, une des plus influentes chaînes youtube américaines de l'époque, dans une vidéo de mai 20123.
« nous ne modifions pas - ou si peu - nos pratiques quotidiennes, bien que nous en sachions tous chaque jour un peu plus sur la surveillance »
En France, le concept de degooglisation arrive quant à lui dans mes bulles en 2016 grâce à Framasoft. La même année je lis le livre Surveillance:// de Tristan Nitot qu'il conclut ainsi : « faute d'alternatives, faute de sensibilisation, nous ne modifions pas - ou si peu - nos pratiques quotidiennes, bien que nous en sachions tous chaque jour un peu plus sur la surveillance ». En relisant sa conclusion en entier j'aurais aimé croire que nous avions fait des avancées énormes en la matière. La réalité est pourtant celle que vous connaissez : les alternatives existent, sont plus attrayantes et fonctionnelles qu'en 2016 mais restent marginales et de l'autre côté les entreprises sont encore plus prédatrices à tous les niveaux. Et les Etats aussi.
Au passage en relisant aussi les remerciements de Tristan à la fin de son livre un autre souvenir me revient : voilà d'où je le connaissais au départ. Pas de son légendaire compte Twitter ou de ce livre sorti alors qu'il commençait comme C3PO chez MyCozyCloud... mais je l'avais vu étant encore jeune lycéen lors de ses passages dans l'émission 56Kast4, sur la chaîne Nolife. Tout fait sens maintenant !
Suite à ces lectures, je décidais d'essayer de donner tort à la conclusion de Tristan.
Je décide de modifier radicalement mes pratiques quotidiennes et j'établis un plan de bataille pour reprendre en main mes données. Je dresse une liste de mes usages principaux des outils connectés à internet et des entreprises qui ont accès alors à mes données personnelles, ainsi que les alternatives potentielles. À ce moment je dépends énormément de Dropbox, qui a aussi de plus en plus mauvaise presse5 dans mes flux, en plus d'Evernote et mon usage de Facebook ne me satisfait plus. Bref, je prépare mon envol.
C'est en découvrant MyCozyCloud6 que je commence à m'intéresser à l'hébergement d'un service cloud. Je fais la transition de Dropbox à Cozy en 2016. À la mi 2017 je sauvegarde ma dernière note sur Evernote, puis je quitte ce navire-là aussi et exporte mon compte, j'y supprime toutes mes notes, pour passer sur un usage local : toutes mes notes numériques sont des fichiers texte au format markdown. Si je me souviens bien j'utilise pendant un moment l'application Laverna pour les éditer : elle permet notamment de connecter à mon cloud Cozy avec le RemoteStorage.
C’est à la même période que je crée pour la première fois un profil sur Mastodon et que je commence à vider totalement mon compte Facebook pour m’en détacher (et désintoxiquer) tout en gardant le compte « au cas où » pendant un certain temps. Je le supprimerai définitivement 2020.
Dans le prochain épisode je vous partage le reste du chemin après 2018, ma découverte des concepts de jardin numérique et web revival et comment j’utilise mes notes aujourd’hui sans dépendre de géants de la tech. À lire par ici.
Logiciels de prise de notes cités dans ce billet :
Articles et ressources :
Selon Edward Snowden, « Laissez tomber Dropbox, Facebook et Google », Journal du Geek, octobre 2014 ↩
Surveillance : crypter, tromper, aveugler, Libération (sur Archive.org), 24 juillet 2015 ↩
You ARE The Product, vlogbrothers, 22 mai 2012 ↩
The case against Dropbox looks stronger with each passing day, TheVerge.com, 22 septembre 2015 ↩
Cozy, le nouveau combat de Tristan Nitot (ex-Mozilla) pour la décentralisation d'Internet, korben.info, 11 mars 2015 ↩